La belle et la brute
Tourné au cœur des manifestations de démocrates
protestant contre les atteintes à la liberté en Egypte,
durement réprimées par la police, le début du 22eme
film de Youssef Chahine recourt à un dispositif cher au
réalisateur de
Gare Centrale :
l’inscription de la fiction dans le documentaire. Et de
la fiction, il y en aura à foison, romance roucoulante,
trahisons et coups de théâtre, poursuites et
bagarres.
Le Chaos
est un mélodrame qui ne déroge à aucune règles du
genre, et un film d’action rondement mené. Tout l’art
du vieux maître (82 ans aux figues) consiste à faire de
ces moyens, trucs et clichés, les outils d’une
description précise du Caire aujourd’hui et les armes
d’une vigoureuse protestation.
Dans le quartier populaire de Choubra, Nour, la belle
étudiante, aime Cherif, jeune et séduisant substitut du
procureur, mais subit les assiduités de l’infâme Hatem.
Hatem est gros, vieux et chauve. Il est surtout le chef
du commissariat du coin, qui met la population en coupe
réglée, enferme et torture ceux qui lui résistent.
Cherif consacrant toute son énergie de magistrat à
combattre la corruption et la violence policières, le
triangle mélodramatique pourrait fonctionner en circuit
fermé. Mais Chahine ne l’entend pas de cette oreille
simplificatrice : Cherif est sous le charme d’une
hétaïre, yuppie fêlée, allumeuse et fumeuse de joints.
Au grand dam de sa maman, directrice du lycée où étudie
Nour, et qui la préférerait comme belle-fille. Ce qui
ferait el bonheur de la mère de celle-ci, qui rêve
d’échapper au taudis où elle survit… Et ainsi de
suite : le film se déploie en une multitude de
personnages qui composent un vaste tableau, sans perdre
l’intrigue principale.
Le mélo s’est fait drame social, il se fera comédie
musicale à l’égyptienne, et pamphlet politique contre
les potentats locaux qui persécutent la population, et
contre le régime de Moubarak : le microcosme de
Choubra est clairement la métaphore du pays tout
entier. On connaît la virtuosité de Chahine – secondé
par Khaled Youssef mais dont la « patte »
reste reconnaissable – pour combiner différents
registres. C’est chez lui plus qu’une méthode : un
objectif artistique et éthique. La réussite du
Chaos
tient à ce que cet assemblage se fait dans l’intense
chaleur de la présence physique de chacun. Sous des
masques, des maquillages et des oripeaux fictionnels
volontairement surlignés, les personnages sont
incroyablement charnels.
Le désir fou du flic tortionnaire (l’épatant Khaled
Saleh), la sensualité explosive de la dulcinée de
Cherif, aussi bien la présence féminine de sa mère
traversant la cour du lycée comme Sofia Loren montait
les marches de Cannes, tout en discourant sur les
bienfaits de l’éducation et de la démocratie… ce pari à
fond sur la charge érotique, jusqu’au délire, à la
perversion ou au ridicule mais sans demi-mesure, fait
la surprenante force du film. Cette érotisation englobe
aussi avec une troublante audace la brutalité de la
répression, la crudité du viol, le caractère explicite
des tortures : en prenant le risque de cette
crudité (risque très réel en terre soumise aux flicages
politico judiciaire et religieux), de cette
littéralité, Chahine s’offre une emprise réelle sur le
monde qu’il décrit par les détours de la fiction.
L’escalade du film culmine dans la séquence finale,
incroyablement gonflée, qui rend possible
l’articulation de tous les éléments du récit à un
personnage supplémentaire, ce grand absent du cinéma
récent : le peuple. Le peuple en colère, et qui
vient lui-même imposer que justice se fasse. Au somment
de son envolée sentimentale et rebelle, Chahine filme
cette explosion populaire littéralement comme un
orgasme, un orgasme de la fiction jaillissant de toutes
les énergies physiques accumulées depuis le début.
L’ami Jo Chahine n’est pas, on le sait, en très bonne
santé (qu’il vive cent ans !). Mais le cinéaste
Chahine est, lui, d’une verdeur que devraient lui
envier nombre de ses collègues plus jeunes.
Jean
Michel Frodon