Le retour du vieux Jo :
Youssef Chahine revient au genre qui le rendit célèbre avec un grand film libre.

Cela s’ouvre sur une manif dans une banlieue terne du Caire, où des étudiants sont attendus par les flics comme le mobilier du pauvre peut l’être par l’huissier. Un procureur progressiste, Cherif (Youssef El Sherif), a beau exiger la relaxe, le commissaire du coin (Khaled Saleh) n’en a cure et enchriste tout son monde dans une cave secrète qu’abrite une sorte de palais en ruine reconverti en poste de police. Le commissaire est bon enfant, prétendait Courteline. Pas ici, où l’homme serait davantage un précipité de tous les vices, un peu Béru chez San Antonio, beaucoup Torrente, le flic crado des films de Santiago Segura, le tout nappé à la sauce Rabelais. Mais voilà, Hatem, c’est son nom, est amoureux de la belle Nour (Mena Shalaby), une enseignante à la langue bien pendue, ce qui suffirait à le rendre sympathique s’il n’était si fat, niais, bête et vulgaire. Elle, d’ailleurs, n’en a cure, trop préoccupée par ailleurs par son fils qui fréquente une invétérée fumeuse de pétards (Dorra Zarrouk). Nour aime Cherif qui le lui rend bien, ce qui suffit à décupler la fureur de Hatem. Précisons que nous sommes en vase clos puisque sa directrice (Hala Sedky) n’est autre que la mère de Cherif.
On n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace. Autant dire que Youssef Chahine, quatre-vingt-deux ans le mois prochain, n’ignore rien des méthodes à employer pour ruser avec la censure de son pays. La rivalité amoureuse et les dehors bouffons ne sont que l’enveloppe sucrée pour faire passer la pilule. Pour le reste, c’est venin à tous les étages. En prennent pour leur grade une police corrompue au-delà de l’imaginable, la perte de tout repère dans la société civile, les islamistes dont la vertu prétendue ne suffit pas à masquer leur soif éperdue de pouvoir, une classe politique sclérosée et un chef de l’État qu’on sait élu d’avance. Tout ici, jusqu’aux failles dans l’enseignement, est le produit d’une gangrène dont la source remonte à il y a longtemps.
Militant de toujours, Youssef Chahine laisse une dernière fois sa rage exploser. L’homme sait ses jours comptés. C’est d’ailleurs son assistant et collaborateur attitré, Khaled Youssef, qui a terminé l’oeuvre en suivant scrupuleusement les indications données. Jo n’a plus la force mais en profite pour nous balancer le film de celui qui n’en a plus rien à foutre, aucune nécessité de carrière à entretenir et aucune précaution à prendre. Ruse suprême, il se paie le luxe de ne pas livrer un tract pour convaincus d’avance mais, afin de toucher le peuple, un somptueux mélodrame en couleurs criardes avec chants, danses, gros plans, effets de zoom et tout le toutim dans une progression de l’intrigue à faire passer Douglas Sirk pour un frileux chat de salon. Au début, on peut être consterné par une telle débauche de procédés commerciaux. Attention à ne pas quitter la salle car, à la fin, on est subjugué, une fois la démarche du maître assimilée et intégrée.
Une telle attitude est le propre des plus grands, de Lang revenant à ses origines en tournant le Tigre du Bengale et le Tombeau hindou puis se penchant une dernière fois sur Mabuse, de Renoir revisitant sa carrière entière dans le Petit Théâtre de Jean Renoir, d’Oliveira enquillant film sur film, de Barratier, de Vecchiali qui nous ont donné les oeuvres les plus libres du monde au soir de leur filmographie. Lui aussi, le vieux Jo, retourne aux sources, qui avait commencé il y a près de soixante ans dans le mélo flamboyant avant d’aborder les sujets sociaux et politiques. Et voici le Chaos, quel beau titre, film synthèse, film testamentaire, film sublime. Et voici le Chaos.

Jean Roy