Sur fond de rivalités amoureuses, un tableau social du Caire

Un bon, une belle et un truand occupent le devant de la scène (un quartier populaire du Caire) du nouveau film du vétéran égyptien, Youssef Chahine. Le bon se nomme évidemment Cherif, c'est un jeune homme beau, intelligent et intègre qui exerce la prestigieuse fonction de substitut du procureur. Hatem, le truand, est un officier de police corrompu, bête, vieux et méchant, qui fait régner la terreur dans le quartier. La belle, Nour, est une jeune fille pure et bien faite de sa personne, qui convoite autant Cherif, fiancé à une snob égoïste, qu'Hatem, ivre de concupiscence, ne la convoite.
Sur cette trame qui annonce la couleur du bon vieux mélo égyptien et du grand spectacle populaire, quoi de neuf ? Rien de spécial en vérité, si ce n'est la vieille inclination de Chahine pour le revisiter sous les auspices du rentre-dedans politique, du brouillage permanent des cartes, et somme toute de beaucoup plus d'ambiguïté qu'il n'y paraît. Cela tient avant tout à la manière très enlevée dont le cinéaste ménage des registres antagonistes, conjuguant allégrement l'eau de rose au tragique, la bouffonnerie à la cruauté, le grotesque à la cruauté.
Le personnage d'Hatem, flic véreux et méchant de service, concentre l'essentiel de cette versatilité esthétique, se révélant tour à tour pitoyable en vieil emperruqué lubrique et monstrueux en autocrate rendu fou par l'exercice du pouvoir.
CONCEPTION VITALISTE
Cela tient encore à la manière dont Chahine utilise cette trame mélodramatique pour saisir, en toile de fond, un tableau social. Celui du joug sous lequel l'Etat tient les citoyens, la misère dans laquelle est maintenu le peuple, l'étouffement des libertés fondamentales, la fausse barbe de la charité islamiste, la parodie générale de la démocratie.
Last but not least, Chahine évoque dans ce film sa conception vitaliste du cinéma, qui a partie liée avec le désir et sa censure. Qu'il s'agisse du vicieux Hatem observant sa belle voisine Nour sous la douche par l'intermédiaire d'un trou de fortune, ou encore d'une scène de prison dantesque où un même trou sert aux hommes à se repaître du spectacle que leur tarifent les prostituées de la cellule d'à côté, on trouve toujours chez Chahine cette dialectique de la clandestinité et de la loi, de l'artifice et de la jouissance qui non seulement font le sel de sa création, mais témoigne aussi des conditions de son existence.
Malade, le vieux maître a cosigné ce film avec son premier assistant, Khaled Youssef, mais n'a rien perdu pour autant de son allant.


Film égyptien de Youssef Chahine et Khaled Youssef avec Khaled Saleh, Mena Shalaby, Youssef El Sherif. (2 h 02.) - Jacques Mandelbaum