Choron- vuillemin_Ampoule
La France en deuil
Choron s’énerve :
- Personne ne se rend compte de ce qu’est
Hara-Kiri. Un journal unique. Le cirque romain tous les mois ! Je suis un homme couvert de dettes. Je continue pour payer ce que je dois. Aujourd’hui l’humour bête et méchant, ils s’en foutent. Ce qu’ils aiment, c’est le calembour, Le Canard enchaîné. Regarde Libération, c’est le retour du jeu de mots ! Lamentable ! Libération c’est tous des petits merdeux qui nient notre existence, qui ne pensent qu’à jouir de l’enculage commercial, quoi nous ont plagiés, ont effacé nos traces ! Regarde, de grandes pubs pour Gitanes, pour Bull ! Avec ça un journal est fini, lessivé : tu ne peux plus jamais rien dire sur Bull. Génération de merde ! Tristesse de cons ! Feuillette notre collection : quelle allégresse, quelle teigne !… Ah ! Il faut recommencer, les mecs, un nouvel hebdo qui dirait tout ça ! Un journal hargneux, épouvantable. Haine Hebdo ! Diffamation Hebdo ! Un procès chaque semaine, qu’on nous mette en prison ! Un journal de prison ! Toute l’équipe ! Même Reiser… Il est toujours en voyage mais il reviendra !… […]
Avant de partir, Choron nous dit qu’il a trouvé son épitaphe.


CI-GÎT LE PROFESSEUR CHORON
IL A VÉCU COMME UNE TABLE SAUF QU’IL AVAIT DEUX PIEDS

Extraits de Nabe’s dream,
journal de Marc-Édouard Nabe,
éditions du Rocher, 1992.


Choron-remi
Un hors-la-loi grandiose

Sylvia, sa compagne, a fait sa toilette mortuaire. Elle l’a habillé : son polo rouge, sa casquette de marin breton, son manteau. Le manteau de professeur Choron. Quand elle m’a dit ça au téléphone, je me suis mis à chialer. Elle avait pensé au manteau. Fallait qu’elle l’aime, pour qu’elle ait pensé au manteau. Et le fume-cigarette, lui ai-je demandé, tu lui as mis le fume-cigarette ? Elle avait oublié. Elles ne pensent jamais à tout. Elle lui a glissé le fume-cigarette dans la pochette du manteau. Le prof est ainsi paré pour l’Éternité.

On vous parle de grands patrons de presse. Ils ont inventé
France-Soir. Tu parles. Ils ont inventé Paris Match. Ben dis donc. Choron avait inventé Hara-Kiri. Ça, c’est de l’invention.
Hara-Kiri, on n’avait jamais vu ça nulle part. Sous de Gaulle, en plus, et dans un pays où un Français sur cinq votait communiste. Fallait le faire. Il l’a fait. Sans Cavanna, il n’aurait pas réussi. Sans Choron, Cavanna ne l’aurait pas fait. Les morts, c’est bien, c’est une occasion de parler de soi. Vous me demandez de quoi je suis le plus fier ? C’est d’être entré à Hara-Kiri. Après ça, il ne pouvait rien t’arriver, que du fade, du convenu. Le travail qu’on a pu faire, grâce au courage de Choron, à son énergie. Tous les culots, il les avait, les insolences. Ah ! Fallait pas mollir. Tout numéro du journal qui ne risquait pas l’interdiction, c’était pas la peine. Forcément, il arrivait qu’elle tombe. Elles ont bien failli faucher les talents en herbe, les interdictions. On rigole. Pourtant, fallait bouffer.

choron 2
Choron est né pauvre. Il est mort pauvre. Il a vécu comme un riche. Somptueux, généreux, honnête. Qu’ils aillent prétendre le contraire, les Mozarts qu’il a couvés, à qui il a donné des ailes. Vous connaissez beaucoup de patrons à qui il est arrivé d’habiter dans une cave pendant que ses anciens employés pétaient dans la soie et dans de beaux appartements ? Pas primable, pas décorable, ininvitable à l’Élysée, le Choron. Pas un voyou, ce mot galvaudé par les petits bourgeois de la transgression, un hors-la-loi qui a toujours ignoré les passages cloutés de l’existence. Grandiose.

Ah oui. Il ne faut pas oublier que c’était un génie du comique. Que ses chansons entreront dans les anthologies de la poésie. Qu’il a fourni de la matière à plagiats pour encore plusieurs générations.


Delfeil de Ton,
Le Nouvel Observateur n° 2097, 13.1.05.